Cette peur est observable en permanence.
Lorsqu’un spécialiste de la qualité visite
une entreprise la peur s’installe dans les services qui seront visités. Le
personnel en « front office » a toujours peur d’être mal jugé sur la
qualité de ses prestations. Le médecin cherche à se protéger contre les
critiques émanant de ses patients. Les forums qui apparaissent sur internet
peuvent faire ou défaire une réputation.
On n’est jamais vraiment sûr de la qualité
de ce qu’on fait.
La production de la qualité fait peur
parce qu’elle repose sur des jugements souvent irrationnels des autres, et de
soi, qui sont difficiles à maîtriser.
Lorsqu’on achète un produit ou un service
on se demande toujours si sa qualité sera à la hauteur des espérances, ou des
annonces qui sont faites. On a peur de se « faire rouler ». On a peur
de s’être trompé de produit ou de service pour remplir une fonction d’usage.
Ces quelques exemples classiques montrent
à quel point la qualité est devenue une source d’inquiétude et de peur.
Mais cette peur n’est-elle pas qu’un manque de confiance en soi et dans
l’autre avec qui on est en relation ?
Le mauvais usage de la qualité par le
passé, qui a été davantage utilisée pour culpabiliser par la mise en évidence
des dysfonctionnements de l’autre, ou de soi, que pour valoriser l’aptitude à
produire du plaisir, est grandement à l’origine de la peur attachée à ce
concept.
Autrefois, un artisan, un artiste, étaient
fiers de montrer la qualité de leur travail.
Aujourd’hui on espère en permanence qu’on
ne viendra pas critiquer la qualité de son travail.
On n’ose plus utiliser le terme qualité
dans une conversation parce qu’on a peur qu’on nous demande de préciser le sens
qu’on lui donne. On n’est jamais sûr de savoir ce qui se cache réellement derrière
le terme qualité qui est très vague, et mis à toutes « les sauces ».
On a même peur, aujourd’hui de paraître « ringard » en utilisant ce
mot passé de mode.
Pour se protéger contre le risque de
perceptions de non-qualité de ce qu’on produit, on cherche à établir des règles
rationnelles qui servent de référence pour juger la qualité d’une action. On
appelle ces usages : « la qualité de conformité ». Des
« technocrates » de tous bords sont venus nous persuader que sans
rigueur méthodologique, on est incapable de produire de la qualité, que seules
leurs préconisations méthodologiques sont valables. Du coup on s’est mis à
ramener la qualité d’un résultat à la conformité à une méthodologie pour
produire le résultat.
Cette vision de la qualité rassure les
producteurs mais pas les clients. Elle provoque des dysfonctionnements majeurs,
qui frôlent l’absurdité : « un détenu dangereux est libéré parce que
la procédure ne peut pas être appliquée par manque de moyens ».
La qualité de conformité dans les échanges,
qui a produit des effets positifs lorsqu’elle était bien appliquée, ne suffit
plus aujourd’hui. Elle reste une condition nécessaire pour juger de la qualité
d’une prestation, mais le client ne se contente plus de ce partage de
responsabilités portant sur la qualité.
Il n’accepte plus de se voir imposer des
spécifications, à minima, qui ne couvrent que partiellement ses exigences et
attentes portant sur la qualité des prestations qu’on lui propose, ou des
spécifications dont il n’est pas en mesure de constater directement la
conformité, mais qui nécessitent le recours à des organismes « tierce
partie » qui réalisent ces constats par sondage en étant payés par
l’entreprise qui produit la prestation.
Le patient n’accepte plus l’auto protection
des fabricants de médicaments, par des notices qui alignent quantité d’effets
secondaires possibles, donnant l’impression au patient que c’est lui, et lui
seul, qui est responsable d’éventuels effets indésirables, alors que c’est au
médecin, dans le colloque singulier qu’il a avec le patient, et par sa
prescription des médicaments, qui doit lever les incertitudes liées à ces
effets secondaires.
Le client n’accepte plus que le producteur
n’utilise pas son professionnalisme pour l’aider à appréhender la réelle
qualité de la prestation qu’il lui propose.
Le client recherche une personnalisation
des prestations qui lui sont proposées alors qu’elles sont de plus en plus « industrialisées »
pour supprimer le coût salarial de la personne en « front office » qui
pourrait être chargée de cette personnalisation.
Le médecin pour gagner du temps et se
rassurer, à recours à des aides au diagnostic informatiques qui peuvent l’amener,
non pas à traiter le patient comme un être à part, mais à ramener le
comportement de tout patient à un comportement moyen identifié par des études
statistiques des pathologies.
Le client accepte cette
« industrialisation » du service lorsqu’il considère qu’elle augmente
le ratio « qualité / prix » de la prestation en réduisant les prix.
On baisse la qualité pour baisser les prix en maintenant le même ratio. Cette
approche de la qualité provoque une perte de valeur alors qu’au contraire il
est indispensable d’en créer, pour relancer l’économie. Mais elle permet aux clients
de consommer un plus grand nombre de produits ou services avec le même pouvoir
d’achat.
Cette relation entre qualité et prix,
explique aussi pourquoi le client est aujourd’hui plus exigeant en matière de
qualité lorsque le service est apparemment gratuit, c’est-à-dire partagé à la
source par une population de citoyens (critique des prestations de santé, de
l’éducation, etc.). Il exige d’autant plus de la qualité qu’il a l’impression qu’elle
lui est due, sans la payer.
Toutes ces évolutions, qui rendent
complexes la production, et l’usage, de la qualité accentuent encore la peur
d’aborder ce sujet.
La montée des exigences qualité du client à
deux causes principales. D’une part dans une économie de marché fortement
concurrentielle, le client constate qu’il peut prendre le pouvoir dans les
relations avec les fournisseurs de prestations, et d’autre part les médias
révèlent des crises de non-qualité, qui n’ont pas été évitées par les organismes
« tierce partie », et qui
provoquent une défiance accrue des clients dans les certificats et labels qui
cherchent à les séduire.
Cette situation, parfaitement perçue par
les acteurs en présence, incite les producteurs de prestations, qu’ils soient
publics ou privés, à se protéger en adoptant des modes de communication qui
évitent de prononcer le mot qualité alors que dans les années quatre-vingt ce
terme était à la mode, et considéré comme une source de développement. Les
« faiseurs de mode » cherchent pour les mêmes raisons à donner
l’impression que ce terme est « ringard » pour l’enterrer dans les
profondeurs de l’histoire du management.
Ces producteurs ont peur de voir resurgir,
sous le vocable de la qualité, des exigences non maîtrisable par eux, qui
laissent une large place à des comportements de consommateurs qu’ils jugent
irrationnels, incompréhensibles, voir inacceptables.
Heureusement d’autres producteurs essaient
au contraire d’utiliser cette situation pour faire émerger de nouveaux facteurs
de compétitivité, en se rapprochant de leurs clients, en observant les
évolutions de leurs modes de consommation, et en cherchant à valoriser leurs
savoir-faire potentiel. Ils ont suffisamment confiance en eux pour ne pas avoir
peur de la qualité et d’en faire un vecteur de compétitivité. On entre alors à
nouveau dans un jeu « gagnant, gagnant » basé sur une confiance
réciproque qui ne nécessite plus de boucliers de protection technocratiques contre
une non-qualité probable.
Ils hésitent cependant à prononcer le
terme qualité pour expliciter leurs démarches pour ne pas passer pour « passéistes ».
Mais ils utilisent, consciemment ou non, mais toujours naturellement, les nouveaux principes de la « qualité
compétitive ».