Les
visions complexes de la qualité des salariés des entreprises sont
insuffisamment valorisées, et représentent une source d’énergie considérable pour
l’entreprise qui n’est pas polluante.
Il y a une vingtaine d’années, lorsque la
qualité était à la mode, plusieurs thèses ont été soutenues dans mon institut sur
les applications économiques et sociales de ce concept. Il me semble utile de
ressortir les résultats d’une étude qui semble être plus que jamais d’actualité
et qui peut aider à comprendre les difficultés croissantes pour faire adhérer
les salariés à la production de la qualité dans les entreprises.
Une thèse en sociologie du travail, soutenue
par Estelle Bonnet dans le cadre de mon institut, et dirigée par le professeur Pierre
Tripier, a mis en évidence que chaque individu, donc en particulier chaque membre
du personnel d’une entreprise, a une vision personnelle de la qualité que nous
avons appelée : « vision
indigène de la qualité ».
Cette vision, profondément enracinée dans la culture de l’individu, résulte de
son vécu. (Elle peut se modéliser en mathématiques par processus stochastique à
liaison complète). La thèse montre aussi
la richesse et la variété de ces visions indigènes au sein d’une même entreprise,
ce qui rend difficile toute démarche destinée à imposer une vision commune à
une communauté d’intérêts.
Certes des phénomènes de contagion se
produisent. La thèse montre en particulier que des salariés qui travaillent
ensemble ou qui se « fréquentent » souvent dans, ou en dehors, du
travail peuvent posséder des visions « indigènes » ayant plusieurs
traits communs qui permettent de les faire accepter de participer à des objectifs
« qualité » collectifs dans leurs activités professionnelles. Mais
ils conservent un esprit critique développé, prêt à contester, sans toujours le
laisser paraître, les pratiques « qualité » imposées par les
managers. Ces derniers d’ailleurs laissent souvent paraître, eux-mêmes, des
visions de la qualité de « circonstance » qui ne reflètent pas leur
véritable vision indigène de la qualité. Ce « faire semblant », pour produire
ensemble un « projet qualité », peut conduire à des contributions
individuelles inférieures à ce que le potentiel qualité réel du salarié peut
produire. (C’est peut-être là que se trouve les plus grands gisements de
productivité)
La thèse montre que chaque vision indigène
est un mixte de visions basiques, enrichies depuis, qui peuvent se nommer de la
manière suivante :
•
Visions
égocentriques (se faire plaisir en
agissant dans un échange avec l’autre)
•
Visions
artistiques ou artisanales (bien faire comme on pense soi-même qu’il faut le
faire)
•
Visions techniques
(se conformer à un cahier des charges composé de spécifications techniques)
•
Visions
technocratiques (se conformer à des
normes)
•
Visions
philanthropiques (tout faire pour
satisfaire l’autre)
•
Visions
marketing (séduire l’autre pour
obtenir le plus possible en retour)
•
Visions compétitives
(utiliser la qualité pour faire la différence par rapport à la concurrence)
La thèse met également en évidence que
lorsqu’on passe d’une relation d’échanges basée sur un produit, à un service,
et à fortiori à un service qui agit sur la vie du bénéficiaire, les visions
indigènes de la qualité des producteurs deviennent des mixtes de visions
basiques d’une complexité croissante. La qualité des soins, par exemple, conduit
à des visions indigènes de la qualité des soignants d’une grande complexité peu
compatibles avec la gestion comptable simpliste actuel des hôpitaux.
Ces visions indigènes de la qualité sont
une composante essentielle du potentiel qualité de chaque salarié. Ce potentiel
est sa capacité à contribuer à la production de la qualité de la valeur ajoutée
de l’entreprise, qui est demandée par ses dirigeants pour réaliser leur
politique de développement.
Pour que les dirigeants utilisent ce potentiel qualité de leur personnel, il faut qu’ils mettent ces
visions en cohérence avec les objectifs « qualité » annoncés à tous
les niveaux de l’entreprise.
Si les managers : adoptent des
discours, des attitudes, et des organisations du travail, qui donnent
l’impression au salarié d’être transformé en un automate pour, par exemple,
améliorer la productivité, ou si les dirigeants énoncent des politiques qualité
puériles, comme on l’observe dans de nombreux manuels qualité, que le salarié
n’est pas en mesure de relier de manière évidente à la politique de
développement de l’entreprise, il a l’impression de ne pas pouvoir valoriser
son potentiel qualité, et de devoir se soumettre à des modes de production de
la qualité qui desservent l’entreprise, et qui le desserve. On est dans un jeu
« perdant, perdant ».
Si au contraire le manager sait
reconnaître la vision indigène de la qualité de chacun de ses collaborateurs,
et s’il sait s’en servir pour amener le collaborateur à exploiter le mieux
possible son potentiel qualité, en le valorisant, alors la qualité devient une
source d’énergie naturelle puissante de l’entreprise.
Je suis persuadé, à partir de mes
observations faites au quotidien, que la dégradation importante actuelle de la production de la qualité dans nos
entreprises, masquée par de nombreux artifices, mais qui, malheureusement, joue
un rôle de plus en plus important dans nos déséquilibres économiques, et
sociaux, est due en grande partie à des systèmes de management qui se
rapprochent des descriptions critiquées ci-dessus.
Ne devait-on pas demander aux managers de construire le plus
naturellement possible avec leurs collaborateurs les moyens de valoriser ce
potentiel de développement que représente les visions indigènes de la qualité.
Heureusement certaines entreprises pratiquent ces démarches dans l’anonymat,
avec des résultats économiques et sociaux remarquables. Ces pratiques étaient
d’ailleurs plus courantes dans le passé . L’accumulation des
« couches » de normalisation a peut-être déshumanisé la production de la
qualité alors qu’elle fait partie des apports de valeur qui différencient
l’être humain du robot.