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mardi 31 octobre 2017

Les visions indigènes de la qualité


Les visions complexes de la qualité des salariés des entreprises sont insuffisamment valorisées, et représentent une source d’énergie considérable pour l’entreprise qui n’est pas polluante.

Il y a une vingtaine d’années, lorsque la qualité était à la mode, plusieurs thèses ont été soutenues dans mon institut sur les applications économiques et sociales de ce concept. Il me semble utile de ressortir les résultats d’une étude qui semble être plus que jamais d’actualité et qui peut aider à comprendre les difficultés croissantes pour faire adhérer les salariés à la production de la qualité dans les entreprises.

Une thèse en sociologie du travail, soutenue par Estelle Bonnet dans le cadre de mon institut, et dirigée par le professeur Pierre Tripier, a mis en évidence que chaque individu, donc en particulier chaque membre du personnel d’une entreprise, a une vision personnelle de la qualité que nous avons appelée : « vision indigène de la qualité ».

Cette vision, profondément enracinée dans la culture de l’individu, résulte de son vécu. (Elle peut se modéliser en mathématiques par processus stochastique à liaison complète). La thèse montre aussi la richesse et la variété de ces visions indigènes au sein d’une même entreprise, ce qui rend difficile toute démarche destinée à imposer une vision commune à une communauté d’intérêts.

Certes des phénomènes de contagion se produisent. La thèse montre en particulier que des salariés qui travaillent ensemble ou qui se « fréquentent » souvent dans, ou en dehors, du travail peuvent posséder des visions « indigènes » ayant plusieurs traits communs qui permettent de les faire accepter de participer à des objectifs « qualité » collectifs dans leurs activités professionnelles. Mais ils conservent un esprit critique développé, prêt à contester, sans toujours le laisser paraître, les pratiques « qualité » imposées par les managers. Ces derniers d’ailleurs laissent souvent paraître, eux-mêmes, des visions de la qualité de « circonstance » qui ne reflètent pas leur véritable vision indigène de la qualité. Ce « faire semblant », pour produire ensemble un « projet qualité », peut conduire à des contributions individuelles inférieures à ce que le potentiel qualité réel du salarié peut produire. (C’est peut-être là que se trouve les plus grands gisements de productivité)

La thèse montre que chaque vision indigène est un mixte de visions basiques, enrichies depuis, qui peuvent se nommer de la manière suivante :
      Visions égocentriques (se faire plaisir en agissant dans un échange avec l’autre)
      Visions artistiques ou artisanales (bien faire comme on pense soi-même qu’il faut le faire)
       Visions techniques (se conformer à un cahier des charges composé de spécifications techniques)
      Visions technocratiques (se conformer à des normes)
      Visions philanthropiques (tout faire pour satisfaire l’autre)
      Visions marketing (séduire l’autre pour obtenir le plus possible en retour)
      Visions compétitives (utiliser la qualité pour faire la différence par rapport à la concurrence)

La thèse met également en évidence que lorsqu’on passe d’une relation d’échanges basée sur un produit, à un service, et à fortiori à un service qui agit sur la vie du bénéficiaire, les visions indigènes de la qualité des producteurs deviennent des mixtes de visions basiques d’une complexité croissante. La qualité des soins, par exemple, conduit à des visions indigènes de la qualité des soignants d’une grande complexité peu compatibles avec la gestion comptable simpliste actuel des hôpitaux.

Ces visions indigènes de la qualité sont une composante essentielle du potentiel qualité de chaque salarié. Ce potentiel est sa capacité à contribuer à la production de la qualité de la valeur ajoutée de l’entreprise, qui est demandée par ses dirigeants pour réaliser leur politique de développement.

Pour que les dirigeants utilisent ce potentiel qualité de leur personnel, il faut qu’ils mettent ces visions en cohérence avec les objectifs « qualité » annoncés à tous les niveaux de l’entreprise.

Si les managers : adoptent des discours, des attitudes, et des organisations du travail, qui donnent l’impression au salarié d’être transformé en un automate pour, par exemple, améliorer la productivité, ou si les dirigeants énoncent des politiques qualité puériles, comme on l’observe dans de nombreux manuels qualité, que le salarié n’est pas en mesure de relier de manière évidente à la politique de développement de l’entreprise, il a l’impression de ne pas pouvoir valoriser son potentiel qualité, et de devoir se soumettre à des modes de production de la qualité qui desservent l’entreprise, et qui le desserve. On est dans un jeu « perdant, perdant ».

Si au contraire le manager sait reconnaître la vision indigène de la qualité de chacun de ses collaborateurs, et s’il sait s’en servir pour amener le collaborateur à exploiter le mieux possible son potentiel qualité, en le valorisant, alors la qualité devient une source d’énergie naturelle puissante de l’entreprise.

Je suis persuadé, à partir de mes observations faites au quotidien, que la dégradation importante actuelle  de la production de la qualité dans nos entreprises, masquée par de nombreux artifices, mais qui, malheureusement, joue un rôle de plus en plus important dans nos déséquilibres économiques, et sociaux, est due en grande partie à des systèmes de management qui se rapprochent des descriptions critiquées ci-dessus.

Ne devait-on pas demander aux managers de construire le plus naturellement possible avec leurs collaborateurs les moyens de valoriser ce potentiel de développement que représente les visions indigènes de la qualité. Heureusement certaines entreprises pratiquent ces démarches dans l’anonymat, avec des résultats économiques et sociaux remarquables. Ces pratiques étaient d’ailleurs plus courantes dans le passé . L’accumulation des « couches » de normalisation a peut-être déshumanisé la production de la qualité alors qu’elle fait partie des apports de valeur qui différencient l’être humain du robot.





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